Ruben Brulat
© Ruben Brulat

Photos suivantes de Ruben Brulat, textes1 de Dan Nisand.

Primates

Il y a, dans la démarche de Ruben Brulat, quelque chose de romantique, au sens dix- neuvièmiste du terme. Son travail est celui d’un solitaire, exalté et mystique, lancé dans une quête qui le confronte aux limites et lui ouvre les portes d’une appréhension nouvelle du monde. Autrefois, à la suite d’Amiel, toute une génération avait proclamé que « chaque paysage est un état d’âme », et plongé son regard dans des perspectives sans fin, accidentées comme la vie, torturées comme le sentiment humain. Une fascination que l’on retrouve nettement dans cette nouvelle série de photographies, intitulée Primates.

Ruben Brulat
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Pourtant, quand un Friedrich suggérait la grandeur humaine en représentant une silhouette anonyme absorbée dans le spectacle d’une mer de nuages, Brulat, lui, renverse l’expérience, en l’immergeant dans la réalité. Chez lui, il ne s’agit plus d’évoquer la grandeur d’un caractère, mais celle de la Création elle-même, où l’humain, en tant qu’espèce, cherche sa place.

Ruben Brulat
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Parmi les rochers, la neige et la glace hostiles, peu disposés à accueillir la vie, voici un corps sans identité, totalement nu et démuni. Parviendra-t-il à se fondre dans ce décor, dans cet infini d’accidents ? Saura-t-il s’apparenter à la bête qui, établie en son milieu, règne sur son territoire ? Elle est bouleversante, la tentative désespérée de cet être de faire corps, justement, d’être accepté, ou ré-accepté, par une matrice dont la substance humaine est étrangement exilée. Le voici ravalé au rang d’espèce, comme un homme d’avant les millénaires, forcé de se connaître et de s’adapter aux déterminations extérieures qui ne sont que menaces.

Ruben Brulat
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Car il est impossible de faire abstraction des conditions de la réalisation de ces clichés : la prise de risque, l’émotion intense, la féerie et l’exploration des limites sont palpables. On perçoit que l’artiste répond à tous ses instincts, qu’il s’offre tout entier et se laisse atteindre par les choses. Si parfois un coussin de neige semble plus accueillant, plus moelleux, le spectateur ne peut réprimer le frisson que déclenche en lui ce corps soumis sans défense à la dévoration des éléments. Il ressent l’urgence, l’impossibilité de penser, mais aussi la rapidité et la volupté inattendue de l’action.

Certes, il ne se crée pas l’illusion que la fusion avec la nature soit possible sans lutte ni conditions. Mais cette série raconte une quête, avec son lot d’espoirs déçus et de tentatives avortées, et au bout du chemin, un fugace mais incontestable triomphe. Celui d’être parvenu, ne serait-ce que pour un instant et dans l’ivresse du moment, à créer la symbiose : lorsque la figure humaine, comme apaisée, semble se confondre avec un éboulis rocheux, flotter sereinement à la surface d’une nappe d’eau noire aux côtés d’une croûte de glace, ou trouver refuge au creux d’un tapis d’herbe tendre, au vert dense et profond.

Ruben Brulat
© Ruben Brulat

Immaculate

Chaque soir, le quartier de la Défense, à l’ouest de Paris, se vide de sa population d’hommes d’affaires et d’employés, et se transforme en no man’s land. Car la nuit, ce centre économique international, agglomérat de tours de bureaux poussé comme une forêt d’acier sur une immense dalle piétonne en béton, devient une périphérie, un désert urbain que nul être ne hante.

Ruben Brulat
© Ruben Brulat

C’est cette ville fantôme qui ne semble rien attendre, que le photographe Ruben Brulat explore, nuit après nuit, de passerelle en parking, de couloir en escalier. Chaque cliché aura demandé à l’artiste des dizaines d’heures d’errance, à la recherche d’un lieu dont le néant lui parle ; un lieu où la lumière, l’architecture, les matériaux et les reliefs composent un décor incongru et tragique. Ensuite, ce sont encore des heures d’observation, d’imprégnation, de rêve. Mais lorsque la vision surgit, elle devient aussitôt désir, exigence impérieuse de réalisation. Pour atteindre à cette symbiose paradoxale qu’il a le don de créer avec ces lieux désolés, l’artiste éprouve le besoin de se mettre à nu, ici, tout de suite. Il doit à tout prix investir l’endroit, s’y projeter en tant qu’être. Partir sans être allé jusqu’au bout est hors de question ; ce serait une faute, au sens moral du terme. Et voici le photographe dans son propre objectif, plongé dans son propre regard, sans vêtement ni artifice.

Ruben Brulat
© Ruben Brulat

Pour bien comprendre la démarche de Ruben Brulat, il faut se mettre à la place de cet être solitaire qui explore chaque recoin de ce dédale silencieux, et qui décide soudain, au cœur de la nuit, de s’offrir à la froideur d’un lieu, seul et nu, de faire corps avec l’acier, le verre et le ciment. Il faut s’imaginer cette quête, cette traque de l’emplacement, et l’adrénaline qui déferle dans le corps au moment où le photographe se dévêt et s’offre, vulnérable et fragile, à l’horreur d’un espace sans âme et sans histoire.

Ruben Brulat
© Ruben Brulat

Tout comme il ne peut s’empêcher d’explorer chaque recoin de ce quartier singulier, tout comme il s’interdit d’en ignorer la moindre parcelle, les clichés de Ruben Brulat n’omettent aucun détail. Précis jusqu’à l’excès, ils explorent chaque centimètre de ces espaces trop nets, ou au contraire trop vite dégradés. L’ombre elle-même, habitée par les silhouettes squelettiques des tours vides, est scrutée jusqu’au tréfonds, et révèle ses reliefs gigantesques et abandonnés. Au centre de la composition, le corps nu d’un homme, tour à tour fragile, torturé, auréolé d’un songe, décrit la vie humaine surgie dans le règne de ce qui lui est hostile.

Ruben Brulat
© Ruben Brulat

Nous sommes au cœur du plus grand quartier d’affaires d’Europe, et il n’y a rien. Ici, le système du pouvoir sommeille en attendant que des êtres de chair et de sentiment reviennent l’actionner. On dirait que seule la créature Économie, qui se nourrit de chiffres, de réseaux, de transactions, parvient à survivre dans cet environnement. Tandis que nous autres humains, qui ne vivons que de sentiments, de sensations, de souffrance même – toutes choses qui, précisément, sont absentes de ces lieux –, n’y avons pas droit de cité.

De photographie en photographie, une métaphore se construit. L’évidence se fait jour que là où le pouvoir économique triomphe, le vivant n’a pas sa place. La vie qui, dans une prolifération joyeuse et irrésistible, s’introduit partout, dans les moindres recoins, a pourtant été chassée d’ici. La végétation elle-même, placée là par des logiciels, semble étouffer dans sa servitude. Elle a beau s’efforcer de reprendre ses droits sur les recoins oubliés par l’urbanisme totalitaire, ses maigres victoires font apparaître la vie comme un phénomène macabre et obscène.

Ruben Brulat
© Ruben Brulat

À première vue, la série Immaculate relève de la photographie plasticienne. Et pourtant, la présence d’un corps humble et discret, nu sans être provocant, sans sexe, sans identité, la fait basculer dans un tout autre ordre de représentation. Étrangement, une certaine beauté se dégage de cette hideur. Est-ce dû à la présence d’un corps ? À la puissance de l’inspiration du photographe ? Parfois, au gré de ses explorations nocturnes à la Défense, Ruben Brulat vient à croiser un être solitaire, fantomatique, ivre de fatigue ou dévoré de chagrin. Soudain, un timide et insolite « Bonsoir » résonne au milieu du silence. L’humain, malgré tout. C’est peut- être de là que vient ce bonheur total, cette euphorie fébrile qui s’empare de l’artiste lorsqu’il emporte chez lui un de ces clichés surnaturels : la victoire d’avoir arraché un portrait de l’humanité à cet espace qui prive la vie de ses droits essentiels.

Ruben Brulat
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  1. Traduction en anglais de cet articles sur la page personelle de Ruben Brulat. []

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